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Frost monta l’escalier d’une démarche lasse, entra dans sa chambre, ferma la porte derrière lui, accrocha son chapeau, s’effondra dans un vieux fauteuil et promena son regard autour de lui.

Pour la première fois de sa vie, la nudité et la saleté de la pièce le frappèrent.

Le lit était dans un coin. Dans un autre il y avait un poêle et un garde-manger. Un tapis miteux, troué par endroits, s’efforçait de dissimuler le parquet. Une petite table se dressait devant l’unique fenêtre. C’était là que Dan mangeait, là qu’il écrivait. Il y avait quelques chaises et une commode. Une porte s’ouvrait sur un minuscule réduit où il rangeait ses vêtements. Et c’était tout.

C’est comme cela que nous vivons, pensa-t-il. Pas seulement moi, mais des milliards d’autres. Non parce que nous le voulons, non parce que cela nous plaît. Mais parce que nous nous sommes imposé cette vie misérable, cette vie d’avarice et de pauvreté. C’est notre seule façon de payer l’éternité d’avance.

Il était submergé par l’amertume et le chagrin. La tête lui tournait.

Un quart de million de dollars, se dit-il. Il fallait pourtant refuser. Non par conscience professionnelle. Il avait peur, tout simplement. Peur. Peur que toute l’affaire ait été montée par Marcus Appleton pour le perdre.

Joe Gibbons était un ami et un type honnête. Mais l’amitié de Joe pouvait s’acheter, comme tout le reste. Nous sommes tous à vendre, se dit Dan, tous. Et un goût amer emplit sa bouche, le goût de la vérité. Il n’y avait pas au monde un seul homme qu’on ne pût acheter. Et tout cela pour acheter l’immortalité à crédit, en somme.

Tout avait commencé il y avait à peine deux siècles, en 1964, avec un certain Ettinger. Pourquoi, demandait Ettinger, l’homme devait-il mourir ? Mourir maintenant du cancer, alors qu’un remède au cancer serait peut-être découvert dans dix ans ? Mourir maintenant de vieillesse alors que la vieillesse n’était rien d’autre, après tout, qu’une maladie que l’on pourrait guérir dans un siècle ?

C’était stupide, disait Ettinger. La mort était une tragédie, un gaspillage et une escroquerie. La mort était inutile. Il y avait un moyen de la combattre.

Des hommes avaient déjà évoqué la question mais Ettinger avait été le premier à dire :

— Il faut agir, et agir tout de suite. Inventons une technique pour réfrigérer et conserver les morts jusqu’au jour où les maladies qui les ont emportés seront vaincues. Ensuite, nous les ressusciterons, nous effacerons les ravages de la vieillesse et nous leur donnerons en somme une seconde vie.

Les années passèrent et l’idée fit son chemin dans la conscience des hommes, l’idée que l’on pouvait vaincre la mort, que la mort n’était pas une fin en soi, qu’une autre vie, non seulement spirituelle mais physique était possible, que celle-ci était là pour ceux qui la voulaient, que ce n’était plus seulement un risque à long terme, mais une proposition d’affaire sérieuse, avec de grandes chances de succès.

Personne ne voulait encore en parler publiquement parce qu’aux yeux de la plupart des gens c’était toujours une idée de dingue. Mais, au fil des ans, les contrats se multiplièrent. À la mort des signataires, leurs corps étaient congelés et entassés dans l’attente de la résurrection.

Chacun laissait à l’organisation – embryon du Centre Eterna – pour qu’elle fasse fructifier ces fonds, la fortune ou les simples économies qu’il avait amassées pendant sa vie.

À Washington, le Congrès avait ouvert une enquête qui n’avait abouti à rien. On considérait toujours le mouvement comme une entreprise utopique, mais il présentait l’avantage d’être inoffensif. Il ne se poussait pas, il ne s’installait pas dans la conscience publique, il ne prêchait pas. Les gens, pourtant, en parlaient de plus en plus. Si on ne lui accordait aucune attention officielle, sans doute était-ce parce que le gouvernement ne savait pas quelle attitude prendre.

Le moment exact où cela se produisit, ou la façon dont cela arriva, ou ce qui en amena la réalisation, personne ne le savait exactement mais le jour vint où il apparut que la création d’Ettinger – à présent baptisée Centre Eterna – était devenue la plus grande entreprise que le monde eût jamais connue.

Grande de bien des façons, grande par l’emprise qu’elle exerçait sur l’imagination du public, grande par la participation au programme : des millions de corps congelés attendaient leur résurrection dans les caves du Centre, grande aussi et surtout par l’importance de ses capitaux et de ses investissements.

Car tous ces millions de morts provisoires avaient confié leurs fonds au Centre Eterna. Et, un beau jour, le monde s’était réveillé pour constater que le Centre était devenu une gigantesque machine économique et financière.

Alors, mais c’était déjà bien trop tard, les gouvernements (tous les gouvernements) s’étaient rendu compte qu’il leur était impossible de faire quoi que ce soit contre le Centre Eterna, si toutefois ils en avaient eu l’intention.

Ils se figèrent donc dans un prudent immobilisme et le Centre Eterna devint plus puissant et plus invulnérable encore. Aujourd’hui, pensait Frost, il gouvernait le monde, il gérait la fortune du monde et en lui reposaient tous les espoirs du monde.

Mais l’espoir coûtait cher et avait transformé tous les hommes en avares, en grippe-sous, en rapiats sordides.

Dan avait vécu sans seulement boire un verre de lait, ce verre de lait qu’il voulait, ce verre de lait que son corps réclamait, quand il déjeunait à midi de deux maigres sandwiches enveloppés dans un sac en papier. Et tout cela parce que, chaque semaine, il devait placer au Centre une grande partie de son salaire, de façon à ce que cet argent fructifie pendant les longues années de sa mort provisoire. Il habitait cette misérable chambre, mangeait à bon marché, et ne s’était jamais marié.

Mais son capital croissait de semaine en semaine. Toute sa vie était centrée sur le livret d’épargne dont les pages se noircissaient peu à peu.

Cet après-midi, il se rappelait qu’il avait été sur le point de vendre le Centre Eterna et sa position dans le Centre Eterna pour un quart de million de dollars, plus d’argent qu’il ne pouvait espérer en amasser pendant toute sa première vie. Il avait souhaité prendre tout ce fric puis, si nécessaire, chercher délibérément la mort.

Seule, la crainte d’un coup monté l’avait arrêté.

Mais s’agissait-il vraiment d’un coup monté, se demanda-t-il.

Si c’était le cas, pourquoi ? Pourquoi Marcus Appleton lui en voulait-il à ce point ?

Le papier manquant ? Qu’est-ce qui rendait donc si important ce document qu’il faille discréditer Frost avant qu’il puisse s’en servir ?

Parce que si le papier était compromettant, Lane et Appleton craignaient qu’il s’en serve, le moment venu, parce que c’est sans doute ce qu’ils auraient fait à sa place, parce que c’était ce que tout le monde aurait fait, n’importe quoi pour gagner quelques dollars de plus.

Il avait fourré le papier dans son bureau et, aujourd’hui, quand il l’avait cherché, il ne l’avait pas retrouvé. Mais, si les deux autres l’avaient récupéré, pourquoi diable…

Une minute, se dit Frost. Avait-il mis le papier dans son bureau ou bien dans sa poche ?

Il s’enfonça plus profondément dans son fauteuil et s’efforça de se souvenir. Mais il n’arrivait pas à se rappeler. Il avait peut-être rangé le document dans sa poche et non pas dans son bureau. Ou peut-être l’avait il jeté au panier. Il n’était sûr de rien.

S’il l’avait fourré dans sa poche, il s’y trouverait peut-être encore. Dans la poche de son autre costume ? Cela semblait peu vraisemblable car il avait nettoyé et repassé ce complet une semaine plus tôt et l’avait ensuite soigneusement rangé. Il avait donc certainement vidé les poches et rangé leur contenu dans l’un des tiroirs de la commode pour le trier plus tard.

Si les choses s’étaient passées ainsi, il possédait peut-être encore le papier. Celui-ci se trouvait peut-être dans un tiroir de la commode.

Dans ce cas, il pouvait encore utiliser ce document qui représentait sans doute une menace pour Appleton et Lane.

Dan se leva et se dirigea vers la commode. Il tira brusquement le tiroir du haut dans lequel il y avait la liasse de papiers chiffonnés qu’il avait retirée du costume.

Il prit les papiers et commença de les feuilleter, le souffle court.

Quelqu’un frappa à la porte. Frost sentit la peur lui nouer l’estomac car personne ne frappait jamais à sa porte. Personne ne lui rendait jamais visite.

Il fourra les papiers en vrac dans la poche intérieure de son veston et referma le tiroir.

On frappa de nouveau à la porte, plus fort.

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